Rencontre avec Mayuzumi Madoka (2012)

Pour commémorer les un an du tsunami qui a dévasté le Japon, le pays était à l'honneur au Salon du livre 2012 au Parc des expositions, Porte de Versailles. C'est à cette occasion que nous avons pu rencontrer la célèbre haijin Mayuzumi Madoka, venue présenter son récent recueil paru aux éditions Philippe Picquier : Haikus du temps présent, qui a l'avantage de contenir, en plus du texte en version originale et en français, des explications de l'auteur sur l'inspiration de chaque haiku et des notes de la traductrice qui décrypte les codes et les subtilités des poèmes.
Mayuzumi-san a gentiment accepté de nous parler de sa poésie mais aussi de l'impact que cet événement bouleversant a eu sur le haiku.

Mayuzumi Madoka by ErellAvant d'aborder l'interview, voici quelques explications permettant aux moins aguerris en culture nippone de mieux comprendre les propos qui vont suivre :

La poésie japonaise, waka (和歌), se compose de plusieurs genres, souvent issus les uns des autres. Jusqu'au XIXe siècle, le plus populaire était le tanka (短歌, poème court), comptant 5-7-5-7-7 syllabes. Il était très souvent utilisé, à l'ère Heian (794 - 1185), dans la correspondance et devint au fil du temps un genre à part entière. La première partie de cette forme poétique (5-7-5), appelée hokku (発句), a donné naissance au haiku (俳句), qui prendra de l'importance dans le courant du XVIIe siècle, notamment grâce au célèbre haijin (俳人, poète de haiku) Bashô Matsuo (1644-1694).
Le haiku répond à un style et des critères très précis, en plus de la contrainte rythmique. Celui qui nous intéressera le plus ici est le kigo (季語, mot de saison), qui permet évidemment de situer le poème dans le temps, mais qui est surtout chargé de symbolique et dont l'évocation amène implicitement du sens à ce texte si condensé.
« Les kigo, dit Mayuzumi Madoka, ne sont pas uniquement dans un rapport descriptif avec la réalité, mais dans un véritable rapport poétique : le mot de saison exprime tous les éléments de la culture japonaise, aussi bien des éléments esthétiques que des émotions, une atmosphère, une philosophie de la vie. » (1)
Le haiku doit donc être perçu comme une « saveur » et fait à la fois sens pour l'auteur, qui partage une émotion, un événement... et pour le lecteur, qui peut y trouver un écho à ses souvenirs et sa sensibilité propres.

Interview

La poésie en France est un genre qui paraît plutôt élitiste. Comment est-elle perçue au Japon ?

Comme le haiku est particulièrement bref, des milliers de personnes en écrivent. C'est donc très populaire au Japon.

Comment « apprend-on » à écrire des haiku ?

C'est le genre poétique le plus court du monde. Il est extrêmement facile de commencer à en écrire car c'est très accessible. Il n'y a pas d'école où apprendre car, depuis plus d'un siècle, tout le monde en écrit, de l'empereur aux personnes plus humbles, dans la vie de tous les jours. Mais, si on veut approfondir, cela devient plus compliqué.

Des poètes contemporains, comme Tawara Machi (2), composent des tanka. Pourquoi avoir choisi le haiku plutôt que le tanka ? Est-ce parce que votre père était lui-même un haijin ?

Oui, mon père écrivait des haiku. Pour ma part, c'est parce que j'ai rencontré des spécialistes du haiku que j'ai été poussée vers cette forme poétique.
J'ai eu l'occasion de rencontrer Tawara Machi. Ses professeurs écrivaient plutôt des tanka. Je pense que c'est comme cela que nous avons choisi chacune notre genre.
En parlant avec elle, je me suis rendue compte que si j'avais eu des professeurs de tanka et elle des professeurs haijin, ça aurait pu être l'inverse... Mais en fait... je ne pense pas ! (rires)
Je crois qu'il y a des rencontres qui doivent être faites, et c'était la mienne.

Y a-t-il une difficulté à moderniser le haiku en respectant les critères traditionnels ?

La plupart garde la forme traditionnelle mais essaie d'apporter une lecture plus contemporaine.
En fait, depuis la grande catastrophe de l'an dernier, les gens se sont mis à lire des haiku, car sa forme est courte et facile, et beaucoup en écrivent. J'ai d'ailleurs le projet de les rassembler et, pourquoi pas, de les éditer.

La poésie se base sur une esthétique propre à la langue de composition. Que pensez-vous de la traduction ?

En effet, la forme rythmique, en 5-7-5 pieds, est importante. Forcément, le nombre de pieds d'origine ne peut pas toujours être respecté, mais ce n'est pas très grave car je pense qu'il peut y avoir un rythme en français

À ce propos, vous avez animé des ateliers en France. Que pensez-vous des étrangers qui composent des « haiku » sans forcément connaître les règles ?

Je pense qu'il est quand même important de respecter la forme du haiku. C'est comme pour l'ikebana (l'art floral) ou la cérémonie du thé, il y a des règles pour tous ces arts qui les ramènent au rang de la poésie et du haiku.
On peut très bien faire une cérémonie du thé, mais si on ne préserve pas les règles, ça devient une simple « tea party ». Si l'on fait de l'ikebana sans respecter ses règles, cela devient un simple arrangement floral, un bouquet. Il en va de même pour le haiku. Sans les règles, cela devient simplement un poème court.

Pensez-vous vous inscrire dans une tradition de poésie féminine (Genji Monogatari, Towazugatari, Kagerô Nikki, Yosano Akiko... (3) ) ou vous sentez-vous plus dans un mouvement héritier de Bashô ?

Évidemment, je me sens dans la voie de Bashô.
Mais, bien entendu, en tant que femme, je me sens une sensibilité féminine, et avec tout cet héritage de femmes écrivains et poètes, je peux dire qu'elles aussi m'ont amenée à l'écriture. Je me sens donc, dans un certains sens, dans leur affiliation.
Bashô était un homme et, en m'inscrivant dans sa voie, j'aimerais bien pouvoir apporter quelque chose en tant que femme.

Mayuzumi-san a ensuite souhaité nous présenter l'un des haiku écrits par les sinistrés du séisme, qu'elle a trouvé très touchant :

Cette personne n'est pas un spécialiste du haiku mais, comme beaucoup d'autres, elle s'est mise à écrire des haiku suite à la catastrophe.

Je me retrouve dépouillé, seul avec mon corps, un vent parfumé souffle

« Victime d'un tsunami inimaginable, j'ai perdu ma maison et tout ce que j'avais accumulé au cours de ma vie. Lorsque je me suis réveillé de ces jours d'hébétude, il y avait autour de moi ma famille, irremplaçable, et soufflait un vent parfumé qui venait de naître comme chaque année. (4) »

Mayuzumi-san nous explique alors :

Le haiku n'est pas une poésie qu'on peut lire directement. C'est pourquoi, dans celui-ci, on ne voit pas de suite la douleur et la tristesse.
Comme le flot de la nature et des choses, le monde continue de tourner et on se rend compte que ce haiku va s'inscrire dans ce flot-là. C'est pourquoi il y a, entre autre, le kigo dans la poésie du haiku. Il incarne ce respect à la nature. Les Japonais se sentent proches de la nature même si avec le tsunami elle leur paraît plus agressive, plus dévastatrice, mais ils retournent pourtant toujours vers elle.
La personne qui a écrit ce haiku, malgré le tsunami qu'elle a subi, a vécu avec cette acte d'écriture un sentiment de purification et de renouveau. Il est possible de renaître.

Notes :

1. Conférence à la Maison de la Culture du Japon à Paris, mars 2008, traduit par Corinne Atlan in Haikus du temps présent, Mayuzumi Madoka, éditions Philippe Picquier, 2012.
2. L'Anniversaire de la salade, Tawara Machi, éditions Philippe Picquier, 2010
3. Genji Monogatari (Le Dit du Genji, XIe siècle), Murasaki Shikibu, éditions Verdier, 2011
Towazugatari (Splendeurs et misères d'une favorite, XIIIe siècle), Dame Nijô, éditions Philippe Picquier, 2004
Kagerô Nikki (Mémoires d'une éphémère, Xe siècle), par la mère de Fujiwara no Michitsuna, éditions Collège de France, 2006
Midaregami (Cheveux emmêlés, XXe siècle), Yosano Akiko, éditions Les Belles Lettres, 2010
4. N.d.t. : La catastrophe a eu lieu à partir du 11 mars. La floraison des cerisiers, véritable fête au Japon appelée Ohanami, a lieu de fin mars à début avril. Le parfum fait donc allusion à celui des fleurs de cerisiers. Cette tradition a, par ailleurs, une forte symbolique à propos de la vie, dans sa fugacité et sa dimension cyclique.

Tous nos remerciements à Mayuzumi Madoka et aux éditions Philippe Picquier.